04/04/2021
Depuis plusieurs jours, certains appellent Total à ne plus « financer » la junte militaire qui a pris le pouvoir au Myanmar au mépris du résultat des élections démocratiques en arrêtant de payer les taxes et impôts que nous devons à l’Etat du fait de nos activités dans ce pays.
Aujourd’hui, je prends la parole pour partager les actions mises en œuvre mais aussi les dilemmes auxquels Total est confronté depuis le début de cette crise.
Le respect des droits humains est au cœur de notre code de conduite et de nos valeurs : le Respect de l’Autre est profondément ancré au sein de l’ADN de Total. Nous sommes bien sûr révoltés, à titre personnel mais aussi en tant qu’entreprise, par la répression qui se déploie au Myanmar.
Face à cette situation, il y a des décisions évidentes à prendre et d’autres qui le sont moins.
Devons-nous arrêter le projet de futur développement de notre découverte de gaz sur le permis A6 ?
La réponse est évidemment oui. Nous en avons donné l’instruction à nos équipes depuis le début de la crise. Face à une telle situation, inutile de penser que nous voulons investir davantage pour le futur.
Devons-nous arrêter la campagne de forage de puits de gaz en cours ?
La réponse est évidemment oui. Nous avons également donné l’instruction pour que l’appareil de forage cesse ses opérations et soit démobilisé à compter du mois de mai, compte tenu du contrat en cours.
Il reste donc notre activité de production de gaz offshore au Myanmar qui, d’une part, fournit la moitié de l’électricité des près de 5 millions d’habitants de la ville de Rangoun et, d’autre part, qui alimente l’Ouest de la Thaïlande vers laquelle est exporté l’essentiel de ce gaz.
Devons-nous arrêter de payer les impôts et taxes à l’Etat du Myanmar ?
Avant toute chose, il faut savoir que ne pas payer ses impôts et taxes est un crime selon le droit local et que si nous ne le faisions pas, par exemple en mettant les quatre millions de dollars d’impôts et taxes mensuels sur un compte séquestre comme nous l’avons envisagé, nous exposerions les responsables de notre filiale au risque d’être arrêté et emprisonné. Premier dilemme en termes de droits humains.
Dans les faits, il faut que ceux qui s’inquiètent que Total finance indirectement la répression de la junte sachent qu’en réalité nous n’avons payé aucun impôt et taxes à la junte militaire depuis le début de la crise en février, tout simplement parce que le système bancaire ne fonctionne plus. Mais si ce système bancaire venait à être rétabli, pour mettre fin à cette source de revenus, il nous faudrait en réalité mettre fin à la production du gaz. D’ailleurs, l’essentiel des revenus revenant à l’Etat du Myanmar vient de l’exportation du gaz et est versé, non pas par Total, mais par la société thaïlandaise PTT qui achète ce gaz.
Devons-nous alors arrêter la production de gaz du champ de Yadana au Myanmar ?
Bien sûr, nous le ferons si nous considérons que nous ne pouvons plus produire dans des conditions de sécurité qui respectent nos règles. Tel n’est pas le cas aujourd’hui, les installations de production en mer n’étant pas confronté aux drames qui se jouent à terre.
Mais pouvons-nous arrêter cette production alors que ce gaz alimente en électricité une population nombreuse à Rangoun et ajouter à leur drame quotidien ? Les autorités thaïlandaises nous ont de leur côté alerté sur l’importance de maintenir cette source d’énergie indispensable pour leur population de l’ouest du pays. Une entreprise comme Total peut-elle décider de couper l’électricité de millions de personnes – et ce faisant le fonctionnement d’hôpitaux, de commerces, bref de la vie courante – avec les conséquences que cela implique ? Second dilemme en termes de droits humains car l’accès à l’énergie est un droit fondamental.
Enfin, et surtout, quand bien même nous déciderions d’arrêter la production pour protester contre la situation au Myanmar, nous pourrions mettre nos collaborateurs dans une situation dramatique, celle du travail forcé. Car compte tenu des pratiques de la junte dans d’autres secteurs économiques, compte tenu de l’importance vitale de cette production de gaz pour l’électricité, nous avons la conviction que la junte n’hésitera pas à recourir au travail forcé. Nous ne pouvons pas envisager de faire courir de tels risques à nos collaborateurs birmans sur place qui nous sont fidèles depuis de longues années. Troisième dilemme en termes de droits humains.
Voici pourquoi nous avons décidé d’arrêter nos projets et nos forages au Myanmar, mais nous continuons de produire du gaz. Non pas pour maintenir nos profits ni pour continuer à verser des taxes ou impôts à la junte militaire. Mais pour garantir la sécurité de nos personnels, employés et responsables, leur éviter la prison ou le travail forcé, et surtout éviter d’aggraver encore les conditions de vie de ces populations en coupant l’électricité de millions de personnes.
Balayer ces dilemmes par une solution simpliste et agir au détriment de nos salariés sur place et de la population birmane qui souffre déjà tant, je m’y refuse. Aussi, puisque je ne peux pas prendre la décision d’arrêter la production, en cohérence avec notre éthique et nos convictions fortes en matière de droits humains et notre ambition d’être une entreprise responsable, je prends aujourd’hui la décision de verser aux associations qui travaillent pour les droits humains au Myanmar l’équivalent des taxes que nous serons amenés à payer effectivement à l’Etat du Myanmar.
Patrick Pouyanné, président-directeur général de Total